This is the first contribution of a series that anthropologist Montassir Sakhi will write on the Covid-19 impact on societies. Montassir – who is Moroccan and lives in France – is a member of Maydan’s Board. See his bio below.
Nous sommes en guerre
« Nous sommes en guerre » martèle à plusieurs reprises Emmanuel Macron, le chef d’Etat français, dans une allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de personnes le lundi 16 mars 2020. La pandémie du Covid-19 s’étant installée comme une catastrophe sanitaire mondiale ne trouvant face à elle, de fait, qu’un agir politique fondé sur le retour triomphal des souverainetés et des politiques nationales qu’on croyait désuètes. Face à l’incertitude mondiale quant à la propagation et la nature du virus, les réponses étatiques adoptent unanimement le discours sécuritaire absolu : confinement, couvre-feu, contrôle des déplacements, fermetures des frontières déjà rigides, etc.
Les mots de cette politique sont pensés et exprimés par des porte-paroles de puissances étatiques et économiques mondiaux, des anciennes métropoles entre autres. Ces mots sont mimés scrupuleusement et sans vérification par les élites des anciennes colonies, perpétuant ainsi une machinerie de politiques publiques sanitaires et policières mondialisés, fonctionnant suivant un paradigme homogène. Le mimétisme étant la règle empruntée dans l’ère de l’homogène globalisé – l’ère des Etats-nations mondialisés. C’est ainsi que la procédure du « confinement » fut adoptée et imposée pour toutes et tous, comme si cette universalisation répond aux mêmes conditions matérielles et culturelles jugées être partout les mêmes.
Le présent article s’interroge sur les conditions qui rendent possible des politiques qui, dans les anciennes colonies, reproduisent des schémas de l’action publique adoptée dans les métropoles à l’ère d’une catastrophe sanitaire mondiale. Partant de l’exemple du Maroc, il s’agit de montrer les contraintes extérieures et intérieures qui annihilent les capacités d’une prise en charge du problème de la santé suivant une pensée interne aux gens, c’est-à-dire une pensée qui prend en compte les spécificités culturelles d’une société capable de mobiliser, contre la pandémie, des ressources et une intelligence collective non-homogène et non-étatiste. Cette démonstration repose bien entendu sur des comparaisons avec la société française où nous sommes installés à la suite de la fermeture des frontières.
Le nouveau grand enfermement
Les chiffres macabres exposés à chaque soir par les grands médias recèlent une réalité destinée à être omise par les nombreux spécialistes annonciateurs de la catastrophe : aucun ne sera en mesure de distinguer entre les morts ceux qui décèdent de la catastrophe naturelle et ceux qui tombent à la suite des conditions d’une organisation politique spécifique des sociétés européennes. Il suffit de dire que plus de la moitié des gens morts du Covid-19 en France sont des résidents des maisons de retraites. La plupart des statistiques avancées depuis le début de l’épidémie excluent ces morts : seuls sont comptés ceux qui décèdent à l’hôpital. Quand les chiffres des établissements pour personnes âgées se font connaitre (les décès sont estimés à 200 personnes par jour pendant le mois de mars 2020 à cause du Covid-19) les réactions se font rares quant à ces lieux d’enfermement. Aucune voix politique ne s’élève pour représenter les intérêts d’une population fragile, enfermée, privée de visite des proches et enterrée de manière isolée.
Vue d’une aire culturelle distincte et hétérogène, la condition de ces décès massifs pose problème du point de l’organisation sociale et politique plutôt que celui biologique et virale. Une incompréhension totale demeure quant à la mort massive des habitants des maisons de retraite : quel est le nom de cette société n’admettant aucune réorganisation sociale en faveur d’une population fragile qui s’avère la cible privilégiée d’une catastrophe sanitaire ? Quel est le nom de cet esprit admettant la continuation d’un mode organisationnel criminel en temps d’exception : le mode de l’enfermement et d’isolement d’une population qui sera détruite ? Quel est le nom de cette incapacité à s’organiser à distance des lois pour protéger et extirper ces habitants des lieux de la mort – par les familles et par la collectivité « nationale » ?
La suspension momentanée des maisons de retraite – où la circulation du virus entre des corps fragiles rend effectif l’hécatombe – est une option qui n’a pas été soulevée par le débat public ni mise sur agenda des politiques d’exception formulées. Aucune incrimination ni interrogation quant à l’omission de cette population mise à mort ne sera exprimée à l’endroit des gouvernements. Quand bien même les chiffres des morts dans ces maisons dépassent la moitié des décès causés par le virus, ces gouvernements peuvent, dans un débat sociologique imaginé, rétorquer qu’ils soient en harmonie avec le mode de vie et la culture des gens – la maison de retraite faisant partie de la tradition sacrée de la famille nucléaire de notre contemporain. La boucle sera bouclée. Cependant, une telle réponse ne pourra effacer l’image des camps de la mort et l’hypothèse de la continuité d’une politique moderne qui trouve son ultime manifestation en Europe de la première moitié du siècle passé.
Montassir Sakhi
Montassir Sakhi is originally from Morocco and lives in France. He teaches anthropology and sociology at the University of Rouen-Normandie. His anthropology thesis was entitled: “Discourses and counter-discourses of Jihad: Syria, Iraq, France”. His current research focuses on: the anthropology of violence and religions; wars and contemporary state organizations; and revolutions and social movements in North Africa and the Middle East. He took part in SabirFest and is looking forward to be a part of Maydan’s next stages of development, particularly by working on the Manifesto and making editorial contributions.